De Arnaud Chapon
La méthode expérimentale est souvent perçue comme un gage de fiabilité et de scientificité, bien que parfois remise en cause dans le contexte actuel de crise sanitaire. Elle bénéficie d’une aura très positive et endosse le rôle de garante de la concordance entre les hypothèses humaines et la réalité de la nature. Une expérience est une intervention volontaire et contrôlée sur le cours naturel des événements ; elle se déroule suivant un protocole expérimental qui donne un cadre pour observer avec rigueur les conséquences de la variation d’un paramètre entre l’état initial et l’état final.
Ainsi, les humains émettent des hypothèses sur certains phénomènes de la nature, puis par l’expérience ils cherchent à les tester, à les confronter à la réalité et ainsi voir si elles sont valides, c’est-à-dire en conformité avec ce qui se passe dans la nature ou non. C’est le cheminement des découvertes. La notion de certitude rend compte de l’assurance intellectuelle qui est donnée par les conclusions d’une démonstration ou d’une expérience.
L’expérience montre (constat factuel), mais ne démontre pas (lien de conséquence logique qui s’appuie généralement sur un modèle).
Elle marque l’absence de doute sur les conclusions émises. Une expérience est souvent menée à l’aide d’instruments divers qui permettent en autres d’observer certains phénomènes ; il est possible de mettre en doute les résultats de ces expériences menées à l’aide d’instruments, ils peuvent déformer la réalité des choses car il y a un intermédiaire entre le phénomène observé et l’oeil humain. Ils peuvent donner lieu à des incertitudes et à des erreurs d’interprétation de la part du scientifique. Ces éléments peuvent amener à reconsidérer la fiabilité habituellement associée à la démarche expérimentale. La question se pose de savoir si l’expérience comme démarche scientifique peut être absolument exempte de doutes dans son déroulement et dans les conclusions données. Permet-elle réellement de trancher entre plusieurs hypothèses et de révéler laquelle est valide ? Cette interrogation amène à réfléchir sur les éléments caractéristiques d’une démarche expérimentale, sur la formulation des hypothèses scientifiques et la façon dont les scientifiques procèdent pour confronter ces hypothèses et essayer de les confirmer ou de les infirmer.
Pour illustrer cette réflexion, nous nous appuierons essentiellement sur l’application de la méthode expérimentale à la physique.
En quoi la méthode expérimentale a-t-elle la possibilité de trancher avec certitude entre plusieurs hypothèses ?
Dans la première partie, nous montrerons comment du fait de ses principes fondamentaux, la démarche expérimentale a la capacité de conclure avec certitude à la validité des hypothèses scientifiques testées. Pour cela, il convient tout d’abord de caractériser un peu plus précisément la démarche expérimentale. Mener une expérience, c’est créer de façon artificielle et intentionnelle une variation dans les conditions normales de certains phénomènes naturels. Le scientifique, par cette démarche, souhaite tester la validité d’une hypothèse qu’il a émise sur un certain phénomène. Il y a deux grandes étapes dans une démarche expérimentale, la première consiste en l’obtention de faits expérimentaux rigoureux et exacts. Dans un deuxième temps, le scientifique compare ces faits avec les hypothèses formulées et met en place un raisonnement qui va lui permettre de tirer des conclusions des faits observés ; il interprète les faits, émet un jugement dessus pour arriver à déterminer si ses hypothèses sont valides ou non. A la vue de ces éléments, pour déterminer si la démarche expérimentale est capable de départager les théories valides des théories invalides, le premier élément sur lequel il convient de s’arrêter est celui de l’assurance d’avoir des faits expérimentaux fiables qui sont fidèles au réel. S’il n’est pas possible d’en obtenir de fiables, il ne sera pas permis de les utiliser pour en tirer des conclusions exploitables et ainsi tester les hypothèses.
Nous allons commencer par voir en quoi la méthode expérimentale permet d’obtenir des faits expérimentaux fiables. Dans le cadre de l’expérimentation outillée, la certitude d’un fait expérimental n’a pas toujours été évidente et reconnue ; longtemps discréditée par les croyances religieuses. Du fait que cela ne relève plus de l’observation directe avec les sens, la conformité avec la réalité des faits expérimentaux est remise en question. Il a donc fallu construire la notion de fiabilité, de fidélité au réel d’une expérience outillée, définir ce que devait être une expérience produisant des faits certains. C’est Robert Boyle (1627-1691) qui au 17e siècle a entrepris de formuler ce qu’était une expérience fiable pour assurer des fondements fiables à l’expérimentation outillée. Cette notion s’est construite sur la base de la multiplication des témoignages oculaires de qualité et de bonne foi attestant de la réalisation d’un même fait expérimental. La multiplication des témoignages a été développée par Boyle de deux façons différentes :
- La première consistait à réaliser une expérience devant un grand nombre de savants et personnes éclairées qui pouvaient attester en connaissance de cause du fait expérimental produit.
- La deuxième s’appuie sur la production par Boyle de comptes-rendus d’expérience très détaillés permettant à d’autres personnes de reproduire cette même expérience et de constater les mêmes faits.
Les travaux expérimentaux de Boyle ont permis d’établir ce qu’est la fiabilité d’une expérience, elle se manifeste au travers de deux grandes caractéristiques : la reproductibilité de l’expérience et le principe de substituabilité de l’expérimentateur, c’est-à-dire la possibilité pour toute personne de réaliser l’expérience. La méthode expérimentale ainsi caractérisée permet donc d’obtenir des faits expérimentaux fiables sur lesquels il est possible pour le scientifique de raisonner. L’obtention de faits expérimentaux fiables est une condition fondamentale pour que la méthode expérimentale soit en mesure de désigner avec certitude quelles hypothèses émises sont valides.
Une fois qu’il a été établi que la démarche expérimentale est en mesure de fournir des faits expérimentaux fiables, il faut examiner si l’interprétation théorique peut être réalisée de manière rigoureuse et si elle donne l’assurance que les conclusions qui vont être émises suite à cette étape sont sûres. Elle nécessite à la fois de connaître les théories en usage et de savoir les appliquer.
Cette interprétation opère une substitution entre les données expérimentales recueillies et les représentations abstraites correspondantes issues des théories admises par le scientifique. Cette opération intellectuelle effectuée par le scientifique pour passer des phénomènes observés à leur interprétation théorique intervient en physique, notamment dans les instruments utilisés par l’expérimentateur. Un instrument physique est un objet concret auquel les scientifiques superposent un modèle théorique de cet instrument qui est idéal et qui permet d’uniformiser d’une certaine façon l’ensemble des instruments appartenant à une même classe. Les légères différences qu’il peut exister entre deux instruments censés être identiques sont ainsi gommées par l’usage de ce modèle théorique appliqué aux deux instruments, cela permet la suppression de certaines sources d’erreurs dans les faits expérimentaux. Ce modèle est une représentation schématique de l’instrument sur laquelle l’expérimentateur raisonne en termes mathématiques. L’interprétation physique proposée est donc dépendante des théories qui sont en usage dans l’expérience. La valeur d’une expérience repose sur l’identification des théories intervenant dans son processus et sur l’usage correct fait de ces théories dans l’interprétation des faits. La fiabilité d’une expérience en physique repose sur la confiance qui est accordée à l’ensemble des théories en usage. L’intervention de théories dans le cadre expérimental apparaît comme un garant de la fiabilité de l’expérience, car il permet en grande partie la reproductibilité d’une expérience ainsi que la possibilité pour cette expérience d’être pratiquée par toute autre personne ayant connaissance et maîtrise des théories en usage. C’est ce qui est visible dans la superposition à tout instrument d’un modèle théorique qui uniformise l’usage des instruments du même type et gomme les erreurs possibles dues aux légères différences entre les instruments. Le cadre théorique offre une certaine universalité à l’expérience et assure une fiabilité à la démarche expérimentale. L’interprétation théorique des faits expérimentaux est régi par un cadre théorique maîtrisé et reconnu par l’ensemble des scientifiques, cela donne une assurance aux conclusions qui en découlent. Ainsi la démarche expérimentale par sa nature, sa structure, est capable de fournir des résultats qui sont assurés sur lesquels les scientifiques peuvent s’appuyer pour déterminer si une hypothèse est valide ou invalide.
Maintenant que nous avons mis en avant l’assurance qu’il est possible d’avoir confiance en les résultats d’une expérience, il faut examiner si la démarche expérimentale et les résultats qu’elle donne peuvent permettre de départager des hypothèses et de désigner si elles sont valides ou invalides. La possibilité pour la démarche expérimentale de départager avec certitude des hypothèses valides et invalides a été soutenue par certains savants qui ont mis en avant la nécessité de formuler les hypothèses testées d’une façon particulière et celle de concevoir intelligemment les expériences, pour arriver à trancher nettement la validité des hypothèses. Ce fut le cas de Francis Bacon (1561-1626) qui en 1620 soutient dans “Novum organum” qu’une expérience permettrait de déterminer de façon définitive la vérité d’une hypothèse et donc que par une unique expérience, il serait possible de prouver la fausseté d’une hypothèse mais également sa vérité. Ce type d’expérience a été nommé expérience cruciale. Elle suppose qu’une hypothèse doit être forcément soit fausse ou soit vraie. Si on considère le cas où le scientifique souhaite départager deux hypothèses formulées pour expliquer un certain phénomène ; il doit à partir de ces deux hypothèses formuler des prédictions observables ou mesurables qui soient contradictoires. Le dispositif expérimental doit être conçu pour trancher avec netteté entre les deux prédictions faites. En 1862, l’expérience de Léon Foucault (1819-1868) qui a permis de déterminer la vitesse relative de la lumière dans l’air et dans l’eau, correspond bien au modèle de l’expérience cruciale.
En effet, soit la vitesse de la lumière est plus élevée dans l’air que dans l’eau, soit c’est le contraire, les différentes observations qui peuvent découler de cette expérience sont bien contradictoires. Pour Bacon, les conclusions apportées par l’expérience correspondent à l’une ou à l’autre hypothèse, elles invalident donc une des deux hypothèses du fait que ce qui est déduit de l’expérience ne correspond pas aux prédictions liées à cette hypothèse. Comme les prédictions faites sont contradictoires entre les deux hypothèses, si l’une des deux est invalidée, l’autre est indirectement validée. En adoptant une formulation particulière des hypothèses testées et en mettant en place une expérience adaptée qui donne lieu à des conclusions possibles contraires l’une de l’autre, il serait possible de départager avec certitude les hypothèses qui sont valides et celles qui ne le sont pas.
La démarche expérimentale par sa nature et son organisation est capable de produire des conclusions fiables sur lesquelles les scientifiques peuvent s’appuyer ; elle permet grâce à une formulation particulière des hypothèses et à une expérience correctement pensée, d’arriver théoriquement à trancher sur la validité des hypothèses. Cependant, plusieurs limites apparaissent dans les éléments avancés ci-dessus, notamment dans la présence prégnante de théories dans la démarche expérimentale, cela peut poser problème dans le fait de pouvoir trancher nettement la validité d’une hypothèse. Le principe même de l’expérience cruciale peut être mis à mal, car arriver à la conclusion qu’une hypothèse est fausse n’implique pas automatiquement que l’hypothèse rivale est conforme au réel. Ces quelques éléments amènent à penser que la démarche expérimentale n’est pas forcément capable de trancher nettement et sans aucun doute entre plusieurs hypothèses et de montrer leur validité. C’est ce qui va être discuté dans la partie suivante.
Quand la démarche expérimentale n’a pas le pouvoir de trancher entre plusieurs hypothèses
Dans cette seconde partie, nous aborderons certains points montrant que la démarche expérimentale n’a pas la capacité de clairement départager les hypothèses valides de celles qui sont invalides. La première limite qui va être discutée concerne l’utilisation d’instruments dans la démarche expérimentale. Les dispositifs instrumentaux s’intercalent entre l’œil humain et le phénomène qui veut être observé, ils ne sont pas ce que l’on peut appeler des « fenêtres transparentes » sur la nature. Cet état de fait peut engendrer certaines difficultés dans l’interprétation des faits expérimentaux donnés en sortie des instruments.
Pour discuter de ces difficultés, nous nous appuierons sur l’exemple des observations faites par Galilée (1564-1642) de certains corps célestes grâce à son télescope. Galilée dit avoir observé quatre corps célestes qui seraient des satellites de Jupiter, mais il ne parvient pas à convaincre ses contemporains de la véracité de ses observations, et ce malgré plusieurs réunions d’observation organisées dans le but d’observer ces satellites. Les observations faites à l’aide du télescope comme toutes celles faites avec des instruments optiques peuvent présenter certaines aberrations dues au passage de la lumière dans différents milieux. Lorsque l’observateur observe des objets sur Terre qui lui sont familiers il est capable de passer outre ces aberrations de les corriger tout seul. Seulement cette autocorrection n’est pas applicable à l’observation des corps célestes, car l’observateur n’est pas familier avec leur observation. De plus à cette époque, les savants ne disposaient pas d’une théorie permettant de modéliser, d’expliquer le comportement de la lumière dans le télescope, ainsi que la réaction de l’œil humain dans des situations inhabituelles. Tout cela indique qu’il n’est pas possible de prendre les observations fournies par le télescope comme images fidèles et objectives de ces corps célestes. La lunette de Galilée est un bon exemple illustrant le cas où un instrument est basé sur des principes théoriques qui sont mal maîtrisés, les observations qui en découlent sont ambiguës et elles peuvent être facilement contestées. L’utilisation d’instruments dans la démarche expérimentale n’est pas problématique en elle-même si les principes théoriques sur lesquels est basé l’instrument sont clairement établis, dans ce cas il n’y a pas à remettre en cause les résultats donnés par cet instrument. Ce qui est problématique c’est quand le cadre théorique lié à l’instrument n’est pas maîtrisé, il n’y a alors aucune certitude sur les observations réalisées. Elles peuvent être faussées par les aberrations produites par l’instrument, par la mauvaise vue de l’observateur; il n’est pas possible d’avoir l’assurance de la conformité de ces observations avec le phénomène réel. Il n’est donc pas évident, automatique, qu’une expérience fournisse des faits expérimentaux qui soient fiables, fidèles à la réalité. Si les faits expérimentaux ne peuvent pas être assurés, la démarche expérimentale n’a aucun moyen pour valider ou invalider une hypothèse. L’analyse du cas des observations de Galilée avec son télescope, met en lumière l’importance des théories dans la démarche expérimentale, elles sont nécessaires pour fixer un cadre d’utilisation des instruments, pour exploiter les résultats fournis.
Cependant la présence prégnante de théories dans toutes les étapes d’une démarche expérimentale peut s’avérer être un obstacle à la possibilité pour elle de départager nettement les hypothèses entre elles et de désigner lesquelles sont valides.
Après s’être attardé sur les limites provenant de l’utilisation d’instruments dans la démarche expérimentale, nous nous attacherons à analyser en quoi la place de la théorie dans l’expérience de physique peut être également source de limites. L’expérimentation nécessite la comparaison entre une théorie, une hypothèse qui est élaborée pour expliquer les phénomènes naturels et l’interprétation de ces mêmes phénomènes par l’expérience. Certains scientifiques, comme Claude Bernard insiste sur l’importance de séparer correctement les conséquences des déductions théoriques, c’est-à-dire ce que les scientifiques souhaitent observer pour pouvoir confirmer leurs hypothèses, et les constatations des faits provenant de l’expérience. Ces constatations doivent se faire sans qu’elles soient influencées par les théories qui veulent être testées, il en va de l’objectivité et de l’impartialité de la démarche expérimentale. Cependant, d’après les éléments exposés ci-dessus, il est aisé de constater que cette séparation très nette entre théorie et expérience n’est pas réaliste en physique. Pierre Duhem (1861-1916) a exprimé clairement cette impossibilité dans son ouvrage “La théorie physique” ; en physique, la théorie ne peut pas être mise de côté, elle est présente dans le réglage des appareils de mesure, dans le modèle schématique qui est superposé à chaque instrument. Les procédés expérimentaux qui doivent permettre de contrôler les hypothèses émises par les scientifiques ne peuvent pas être dissociés des théories. Cette constatation donne lieu à une thèse de Duhem appelée holisme épistémologique. Selon lui, une expérience de physique ne peut jamais tester une hypothèse isolément, cette hypothèse est toujours liée à un ensemble théorique plus grand. Dans le cas où l’expérience ne donne pas les constatations prévues par les scientifiques, elle ne permet pas de conclure que c’est l’hypothèse testée qui est fausse, elle permet tout juste de dire que sur l’ensemble des théories mobilisées dans l’expérience, il y a au moins un élément à revoir, mais cela ne permet pas de désigner l’élément qu’il est nécessaire de modifier. Les propos de Duhem amènent immanquablement à reconsidérer la valeur de l’expérience dite cruciale explicitée précédemment. Il réfute ce principe de l’instance de la croix, pour reprendre les termes de Bacon, en disant qu’une expérience ne tranche pas entre deux hypothèses prises isolément mais entre deux ensembles théoriques. De plus, il considère que si l’expérience montre qu’une hypothèse serait fausse, elle n’indique absolument pas que l’hypothèse concurrente est vraie ; il n’est pas forcément juste de considérer que si une des deux hypothèses est fausse alors l’autre est vraie. Le principe de l’expérience cruciale n’est qu’une vue théorique qui ne correspond pas à la réalité de ce qu’est l’expérimentation.
Une des grandes occupations des savants a été d’avancer des faits expérimentaux qui permettraient de trancher de façon nette entre deux théories avancées pour modéliser la lumière : la théorie ondulatoire qui dit que la lumière est une onde et la théorie corpusculaire disant qu’elle est composée de particules. Pour y parvenir, le principe de l’expérience cruciale a été appliqué, mais sans résultat car il y a eu des expériences donnant la théorie ondulatoire comme valide et d’autres donnant la théorie corpusculaire comme valide. Ceci montre de nouveau les limites de l’expérience cruciale, mais invite également à faire le lien avec une des conséquences de la thèse de Duhem qui va être exposée. D’après les propos de Duhem, l’expérience indique qu’il y a un élément dans l’ensemble des énoncés théoriques intervenant dans la démarche expérimentale qui est à modifier, cependant aucune modification type n’est préconisée, il est possible pour les scientifiques d’en envisager différentes expériences qui apporteraient une explication valide aux phénomènes observés. Cette constatation implique qu’il peut exister plusieurs énoncés théoriques qui rendent compte du même phénomène. Ainsi le cas de l’affrontement des théories ondulatoire et corpusculaire de la lumière perd son sens, car ces deux théories rendant compte des mêmes phénomènes sont valides, et l’une ou l’autre ne peut pas être invalidée au profit de l’autre. L’existence de théories empiriquement équivalentes, l’impossibilité d’isoler une seule hypothèse pour la mettre à l’épreuve de l’expérience sont des éléments qui amènent à penser que la démarche expérimentale n’est pas en mesure d’imposer une réponse tranchée quand à la validité d’une hypothèse.
Aussi, après avoir exposé les limites de la démarche expérimentale découlant de l’usage des instruments et de la présence de théorie dans son processus, nous allons voir que les principes fondamentaux de l’expérience peuvent également être l’objet de limites. Les deux grandes caractéristiques de l’expérience sont le principe de substituabilité de l’expérimentateur et la reproductibilité de l’expérience, elles peuvent être remises en cause par l’existence de savoirs tacites détenus par les expérimentateurs. Un expérimentateur chevronné a acquis au fur et à mesure des connaissances qu’il est délicat de formaliser et d’identifier précisément car elles relèvent de l’expérience, de la pratique quotidienne, des habitudes de travail, il n’a même pas forcément conscience de posséder de tels savoirs tacites. Lors de la réalisation d’une expérience ces savoirs tacites sont mis en jeu, et lorsqu’il s’agit de rendre compte de l’expérience pour qu’elle puisse être reproduite par autrui, ils ne sont pas transcrits dans le compte-rendu du fait que l’expérimentateur n’a pas conscience de leur intervention. Ainsi des informations qui peuvent s’avérer être capitales dans la réalisation de l’expérience ne sont pas exprimées ; d’autres scientifiques souhaitant reproduire l’expérience pour en vérifier la validité ne vont pas parvenir à retrouver les mêmes résultats que ceux donnés par la première. La reproductibilité de l’expérience est clairement mise à mal, ainsi que la substituabilité de l’expérimentateur, seuls les experts ayant planché sur l’expérience sont en mesure de la refaire ; vérifier la validité des faits expérimentaux provenant de l’expérience est alors très difficile. L’existence de savoirs tacites détenus par les expérimentateurs met en lumière les limites des principes fondamentaux de l’expérience, ils remettent en cause la vérifiabilité des expériences qui est indispensable pour attester de la certitude des faits expérimentaux obtenus. Sans ces principes il est difficile de prétendre que la démarche expérimentale est en mesure de trancher avec certitude quant à la validité des hypothèses mises en jeu.
La démarche expérimentale n’est pas capable de trancher nettement et de façon définitive la validité des hypothèses considérées. Ce constat ne permet cependant pas de conclure à l’inefficacité de la démarche expérimentale dans la recherche de la connaissance de l’Univers. S’il n’est pas possible de trancher sans doute et définitivement sur la validité d’une hypothèse, elle conserve une efficacité certaine dans l’exploration et la compréhension des phénomènes naturels. Il est nécessaire d’introduire de la nuance dans la position exposée précédemment, l’efficacité de la démarche expérimentale réside dans la relativité des réponses qu’elle apporte, elles ne sont pas définitives et immuables, elles sont soumises à l’évolution des pratiques expérimentales, des théories en vigueur dans le monde scientifique, des connaissances acquises. Ces facteurs qui rendent les conclusions d’une démarche expérimentale relatives seront discutés dans la partie suivante.
Le rôle central de la démarche expérimentale dans la construction du savoir scientifique
Cette dernière partie est consacrée à l’apport de certaines nuances vis-à-vis de la thèse exprimée précédemment, qui amènent à concevoir que la démarche expérimentale permet tout de même de connaître les phénomènes naturels et participe à la construction des théories scientifiques.
Pour commencer nous reviendrons sur la thèse de Duhem exposée précédemment en montrant qu’une remise en cause totale des théories utilisées lors d’une expérience n’est pas réaliste. Duhem a affirmé que lorsqu’une expérience donnait des résultats contraires aux prédictions faites par les scientifiques, c’était l’ensemble des théories intervenant dans toutes les étapes de la démarche expérimentale qu’il fallait soumettre à une remise en cause ; cette remise en cause globale n’est pas justifiée. En effet, les théories intervenant dans l’expérience n’ont pas toutes le même degré de sûreté, la majorité de ces théories sont assurées car elles ont été mises à l’épreuve dans des expériences visant à les tester directement, un grand nombre de fois par les scientifiques sur un laps de temps assez long sans être invalidées. Le travail expérimental mené par une succession de scientifiques tout au long des années a permis l’émergence d’un ensemble théorique extrêmement fiable qui peut être exploité au sein d’autres expériences visant à tester d’autres théories. Les théories qui ont acquis cette sûreté n’ont aucune raison d’être remises en cause au cours d’une expérience. Ainsi, il est possible de réduire considérablement les éléments qu’il faut remettre en cause lors d’un résultat non probant, ce qui permet de se rapprocher considérablement de l’hypothèse qui veut être testée. Lorsque les faits expérimentaux ne correspondent pas aux attentes des scientifiques, l’expérience permet tout de même de pointer avec précision les éléments qu’il faut revoir. L’expérience remplit correctement son rôle de tester les hypothèses que le scientifique souhaite soumettre au contrôle de conformité avec le réel. La fonction de test d’une expérience n’implique pas forcément que son rôle soit aussi de trancher quant à la validité ou l’invalidité d’une hypothèse, c’est ce que nous allons voir.
Maintenant que le rôle de test des hypothèses attribué à l’expérience a été confirmé, nous allons voir si sa fonction est aussi celle de départager avec certitude les hypothèses scientifiques. L’existence de théories empiriquement équivalentes soulignent la possibilité d’élaborer de nombreuses théories très différentes qui vont rendre compte des mêmes faits expérimentaux, ainsi l’expérience n’est pas en mesure de les départager sur le plan de la concordance avec les phénomènes naturels. Les théories sont avant tout des constructions d’énoncés dues aux scientifiques pour tenter d’expliquer l’Univers, elles ne proviennent pas de la nature. Lorsque plusieurs théories se montrent capables d’expliquer un même phénomène, c’est le scientifique qui peut être amené à trancher sur la théorie qui est la plus adaptée. Le rôle de trancher entre les théories n’est plus du ressort de l’expérience, c’est une question purement scientifique. Le choix effectué par les hommes et femmes de sciences s’appuie sur différents facteurs comme par exemple la facilité d’usage de la théorie, la façon dont elle s’intègre aux autres énoncés théoriques déjà en usage, etc.
Ceci fait que les énoncés théoriques qui sont utilisés actuellement auraient pu très bien être tout autres si les processus de construction des sciences expérimentales s’étaient déroulés différemment. Les choix théoriques ne sont pas absolus, ils présentent un certain côté arbitraire. La notion même de validité d’une théorie est à relativiser, il ne faut pas restreindre cette notion à celle de correspondance avec le réel, la validité peut recouvrir aussi l’intégration et la concordance à l’ensemble des énoncés théoriques déjà en usage. La validité est donc relative aux théories en usage et une théorie considérée valide actuellement pourrait ne pas l’être dans d’autres circonstances. De plus, cette validité n’est pas définitive, elle peut être remise en question dans l’avenir du fait de la dynamique du progrès scientifique. De même, une hypothèse qualifiée d’invalide à un moment donné ne l’est pas définitivement ; la validation ou l’invalidation d’une hypothèse ou théorie scientifique n’est jamais absolue et définitive. Ainsi, une expérience ne peut en aucun cas valider de façon définitive et immuable une théorie, elle peut tout au plus ne pas l’invalider.
L’expérience n’en demeure pas moins un outil central dans la construction du savoir scientifique et y tient un rôle crucial en permettant l’acquisition d’observables fiables sur lesquels les modèles théoriques peuvent être construits ou ajustés par la communauté scientifique.
La méthode expérimentale permet-elle de départager avec certitude les hypothèses scientifiques valides et invalides ? de Arnaud Chapon est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International.