De Margaux Marie
Les banderoles sont roulées, les merguez de la Place de la République mangées, et les brins de muguet dans un vase. Jeanne d’Arc a même les pieds fleuris. Tous les lieux communs du “1er mai” mis de côté jusqu’à l’année prochaine. Nous sommes tellement habitués aux festivités de cette journée, qu’on en oublierait de questionner ce qu’elles représentent, leurs origines et évolutions. Dans nos calendriers, on peut lire : “férié-Fête du travail”, et les journaux font un sujet sur les manifestations “rituelles”, “habituelles”, “inévitables”, organisées ce jour-là. Si le rite et la répétition semblent de rigueur, cette date apparaît faire l’objet de nombreuses appropriations. Terminus des Sciences va alors enfiler sa casquette d’historien.ne pour tenter de retrouver l’origine de ce jour férié. Voyage dans le monde de nos (arrières-)arrières-grands-parents.
Le 1er mai officialisé, entre opportunités calendaires et orchestration internationale
Travail et travailleur appartiennent au même champ lexical, mais la sémantique a son importance, et est toujours l’objet de débats dans la société française. D’un point de vue historique, la fête des travailleurs et des travailleuses existait bien avant la Fête du Travail. De fait, cette journée d’action ouvrière a émergé dans un mouvement transatlantique à la fin du XIXème siècle.
De Chicago à Paris : les “trois 8” à l’usine
D’une part, dans la tradition anglo-saxonne, les baux et autres contrats prennent effet au 1er mai. Les ouvriers devant souvent changer d’employeur pour signer un nouveau contrat de travail, ils le surnomment alors le “moving day”, le jour du déménagement. Dans la seconde moitié du XIXème, la production industrielle est en pleine expansion, avec un cadre législatif quasi inexistant. Pour améliorer leurs conditions, les ouvriers et les organisations de travailleurs souhaitent alors réguler le temps de travail, et passer à une journée de 8 heures — lorsque la situation dans les usines européennes et américaines est marquée par des journées de 12 ou 14 heures, sans repos hebdomadaire obligatoire. 8 heures de travail, 8 heures de loisir, 8 heures de sommeil : ce combat devient le slogan principal des ouvriers et ouvrières pendant presque 80 ans ! Afin de peser sur les dispositions de leurs prochains contrats, les ouvriers américains choisissent naturellement le 1er mai pour faire entendre leurs revendications pour la journée de 8 heures. Les premières mobilisations aux Etats-Unis un 1er mai apparaissent ainsi en 1884.
Cent ans de révolutions populaires en France, ça se fête !
D’autre part, les délégués des organisations ouvrières et socialistes de 22 pays se réunissent à Paris en juillet 1889 et décident d’instaurer “une grande manifestation internationale à date fixe, de manière que dans tous les pays et dans toutes les villes à la fois, le même jour convenu, les travailleurs mettent les pouvoirs publics en demeure de réduire légalement à huit heures la journée de travail et d’appliquer les résolutions du congrès international de Paris”. La Journée Internationale des Travailleurs est alors créée. Le rassemblement de ces forces politiques et proto-syndicales à Paris cette année-là n’est pas un hasard : c’est le centenaire de la Révolution française, et la ville accueille l’Exposition Universelle (durant laquelle sera inaugurée la tour Eiffel). Grand rassemblement des diplomates, industriels et marchands, les mouvements contestataires profitaient des Expositions Universelles pour afficher leurs réflexions et actions politiques ; pratique qui perdure aujourd’hui avec les rassemblements altermondialistes aux Forums Économiques Mondiaux, et autres rendez-vous des organismes internationaux. Au-delà de l’anniversaire de la prise de la Bastille, ce centenaire parachève un siècle entier rythmé par de nombreux épisodes révolutionnaires : révolution de juillet 1830, barricades à Paris les 5 et 6 juin 1832, révolte des canuts lyonnais en 1831 et 1834, révolution de 1848, Commune de Paris en 1871…
La première expérience de mouvement social transnational
Le 1er mai est une réelle innovation sociale dans la mesure où elle se construit d’abord comme une journée chômée internationale. C’est la première fois que des mouvements ouvriers agissent simultanément, sans considération de frontières. La résonance internationale est en effet spectaculaire dans un monde occidental où les moyens de communication rapide et sur longue distance sont encore limités — le téléphone est tout juste inventé [les rares premières lignes téléphoniques sont en marche en 1879], et les stations radios pour le grand public se développent dans les années 1920. L’absence d’organisation unifiée a permis aux différentes traditions locales et cultures ouvrières naissantes de s’en emparer, d’en faire un rituel s’adaptant aux particularités locales, donc de pérenniser ce 1er mai comme fête des travailleurs et travailleuses. Ainsi jusqu’au années 1930 au moins, certaines branches de l’industrie, et les groupes anarchistes, dénoncent la manifestation pacifique, récusent l’idée de mobilisation prédéfinie. L’Internationale, et la CGT à ses débuts, quant à elles ont mis du temps à accepter l’aspect festif, car elles préféraient l’objectif de grève générale. C’est pourquoi des grèves ont souvent lieu avant et après le 1er mai. Selon les régions, on a pu également l’associer aux traditions locales, comme l’arbre de mai ou les charivari, ou bien à celles des ouvriers étrangers (italiens en particuliers). Dans les communes socialistes du début du XXème, c’étaient les mairies qui organisaient des manifestations et repas. Enfin, lorsque les manifestations s’organisaient sans la crainte d’être confrontés aux forces de l’ordre, les femmes, les enfants, et les anciens font partie des réunions et cortèges.
Vers une liberté de manifester ritualisée
Dès le XIXème le 1er mai c’était une histoire de grillades et de marche tranquille ?
Non, le siècle de mise en place du 1er mai est tout sauf tranquille.
Occupation de l’espace public, un acquis récent et disputé
Comme mentionné précédemment, la Révolution française ne s’achève pas avec Napoléon, mais plutôt avec la IIIème République (1870-1940), un siècle plus tard ! Avoir cela en tête est important pour comprendre la façon dont l’Etat — république, monarchie, ou empire — et les individus pouvaient s’affronter dans l’espace public. Aux XVIII et XIXèmes siècles, les rues ne sont pas des espaces acquis pacifiquement pour les revendications politiques. On y trouvait des barricades, fortifications qui répondaient à l’artillerie de la troupe, dans les grandes villes ; et en campagne, émeutes de subsistance et marches en armes vers les préfectures face à la Garde Nationale. Manifester une opinion dans la rue a longtemps été interdit en France ; le cadre législatif est d’ailleurs toujours ambigu car sous la Vème République, il est autorisé de manifester… tant que cela ne trouble pas l’ordre public. Les pratiques populaires issues du XIXème siècle transmettent donc en héritage des rapports de force violents, où les mouvements sociaux étaient interdits, et lourdement réprimés.
Mythe et martyrs, les ingrédients clés pour un rite en construction
La journée du 1er mai n’échappe pas à cette Histoire frontale entre pouvoir étatique légitime et force populaire. Deux événements meurtriers vont particulièrement marquer cette journée internationale des travailleurs de part et d’autre de l’Atlantique. D’abord, en 1886 à Chicago, troisième année que les ouvriers se mobilisent le 1er mai pour obtenir la journée des 8 heures, la police charge un groupe de manifestants et tue une personne, en blesse dix autres. En réaction, des militants anarchistes organisent un rassemblement (pacifique), sous les yeux du maire, contre les violences policières. Dans la soirée, alors que le rassemblement se termine, la police charge à nouveau. Trois bombes sont lancées vers les forces de l’ordre, une fusillade éclate. Les sources de l’époque comptent 12 morts et plus de 100 blessés. S’en suit un procès politique de l’anarchisme et de la journée des 8 heures, qui fera exécuter huit militants. Cependant, une enquête montrera plus tard que le jury avait été constitué illégalement. Ni la police de l’époque, ni les historien.ne.s ensuite n’ont trouvé le coupable des bombes. Les morts autour de ce 1er mai 1886 sont aussitôt érigés en martyrs dans les milieux ouvriers, et les 1er mai suivants comportent alors une part de commémoration, de combat en leurs noms.
Puis traversons l’Atlantique, pour nous retrouver dans le Nord de la France, dans la ville industrielle de Fourmies, le 1er mai 1891. C’est la deuxième année que des manifestations ont lieu ici pour demander la journée des 8 heures. Alors qu’un rassemblement calme d’ouvriers et de familles a lieu, les propriétaires des usines locales mobilisent la troupe qui ouvre le feu sur la foule. Les gendarmes tuent dix personnes, dont deux enfants. Cet événement a choqué tout le pays, y compris sur les bancs de l’Assemblée Nationale, depuis lesquels Clémenceau (alors député Radical du Var) fait un discours célèbre jetant la responsabilité sur les forces de l’ordre qui ont tiré, sans provocation préalable de la foule, et sur des enfants. Ajouté aux “martyrs de Chicago”, le “massacre de Fourmies”, contribua fortement à ancrer l’organisation du 1er mai comme journée de lutte pour les ouvriers en Europe.
Journée internationale des travailleurs vs. Fête du travail et fête du muguet
“Travailleurs”, “travail”, “muguet”… Muguet ? on a glissé, chef ?!
Comme une autre fête civile de notre calendrier, la “Fête du travail” correspond à la journée internationale des travailleurs depuis l’intervention de Pétain. En effet, le Parlement français a voté en 1919 pour la journée des 8 heures et pour instituer le 1er mai comme jour chômé — un succès obtenu après 30 ans de mobilisation. Mais c’est sous le gouvernement de Vichy que le 1er mai devient férié, chômé et payé, ainsi que la “Fête du Travail et de la Concorde sociale” (par la loi Belin du 24 avril 1941, la “journée nationale des mères” sera instituée un mois plus tard). Il s’agit pour Pétain de revendiquer le 1er mai comme une fête nationale, célébrant la devise “Travail, Famille, Patrie”, et non seulement une journée dominée par les forces politiques de gauche. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, cette fête disparaît. C’est avec le Gouvernement Provisoire de la République Française que le 1er mai trouve son cadre institutionnel actuel : la “Fête du travail”, jour férié, chômé, et payé (1948).
Quant au muguet, il acquiert un statut de symbole officiel avec… Pétain, encore une fois. Néanmoins, il n’a pas sorti ce symbole de nulle part. Tout d’abord parce que le muguet a une floraison courte qui coïncide avec les mois d’avril ou mai, et dont l’habitat naturel se trouve dans les bois européens excepté en région méditerranéenne. L’idée d’en porter à sa boutonnière ou bien d’en offrir se répand au début du XXème, reprenant une légende de la Renaissance où la plante aurait porté bonheur au roi Charles IX.
La décision de Pétain va au-delà de l’affirmation d’une tradition. Après le changement de dénomination de la fête internationale des travailleurs, il s’attaque à un autre symbole affiché par les mouvements ouvriers : porter une églantine rouge. Cette fleur, elle aussi présente au printemps, a remplacé le triangle rouge des premiers manifestants. Celui-ci représentait les “trois 8” revendiqués dans les années 1880 et 1890. La fleur reprenait alors la couleur des organisations ouvrières internationales. De plus, les historien.ne.s pensent que cette fleur, comme le muguet, était utilisée pour les décorations des fêtes de printemps.
L’extrême droite médiatisée veut son 1er mai
Le tournant des années 80
Et nous ne parlons pas de l’arrivée de la New Wave…
Les années 1980 c’est la décennie à partir de laquelle le 1er mai n’est pas seulement synonyme de manifestations autour des enjeux liés au travail. La statue de Jeanne d’Arc, place des Pyramides à Paris, reçoit des gerbes de fleurs le 1er mai, et sert de décor au discours des dirigeant.e.s du Front National (FN), depuis 1988. Déjà en 1982, son président et fondateur, Jean-Marie Le Pen, affirmait que son personnage historique préféré était Jeanne d’Arc. Trois ans plus tard, dans un discours, s’adressant directement à elle, il confirme : “Tu es le symbole de l’éternité de notre peuple et de sa jeunesse. Nous te donnons chaque année rendez-vous plus nombreux jusqu’au jour où nous aurons rétabli la France dans sa dignité et dans sa liberté”. Avant 1988, le FN rendait hommage place des Pyramides le 8 mai, mais cette année-là, le 1er mai tombe entre les deux tours des élections présidentielles ; où le FN remporte plus de 14% des suffrages. Un premier succès national pour le parti, son candidat en profite donc pour mobiliser l’électorat un jour férié, un jour de manifestations, et devant Jeanne d’Arc. Depuis lors, cette statue est privatisée par l’extrême droite chaque 1er mai, où défilent le parti frontiste mais aussi ses homologues européens (invités par le FN), en parallèle d’autres groupes d’extrême droite (catholiques extrémistes, royalistes, identitaires, etc). Ce qui ne manque pas de générer des tensions dans l’espace public entre manifestants venus pour la journée internationale des travailleurs et ceux pour Jeanne d’Arc.
Jeanne d’Arc écartelée par des réappropriations politiques
Au-delà du culte personnel de J-M Le Pen à la Pucelle d’Orléans, la symbolique de Jeanne d’Arc a été ravivée aux XIX et XXème siècles ; oscillant entre revendications des mouvements ouvriers, nationalistes (de gauche ou de droite), conservateurs, et féministes. De fait, cette figure historique est utilisée pour rassembler la nation tout juste constituée à la fin du XIXème siècle. En 1920, l’Etat lui dédie une fête nationale le 8 mai — faisant référence à la libération d’Orléans, alors assiégée par les Anglais, par une troupe menée par la jeune femme le 8 mai 1429. La gauche y voit le symbole d’une fille du peuple puissante et qui s’est battue contre l’Eglise ; et la droite, une personnification de la France courageuse et résistante, qui poussa l’étranger dehors. Au tournant du siècle, les féministes chrétiennes françaises, et les suffragettes anglo-saxonnes, s’en servaient pour illustrer la position que les femmes pourraient avoir dans la politique : “il ne faut pas oublier que dans un moment désespéré une femme, Jeanne d’Arc, sauva la France” (Hubertine Auclert, 1894). L’Eglise catholique canonise Jeanne d’Arc en 1920, ce qui laisse glisser son symbole vers les conservateurs, et le champ libre à l’extrême droite en 1988 pour y célébrer son 1er mai.
La “Fête du travail” est un jour férié que nous, lecteurs.ices du XXIème siècle, avons toujours connu comme tel. De son nom, aux symboles brandis, en passant par les messages répétés, la dimension rituelle est forte, et c’est justement le rite, la répétition, qui a normalisé cette journée. Cependant les pratiques du 1er mai n’ont rien d’immuables. Elles sont toutes chargées de significations multiples, qui ont été façonnées au cours des 140 dernières années de mobilisations autour de cette date et du contexte politique français et international, mais également par le mélange de traditions locales. Le fait que différents groupes sociaux et politiques convoitent l’origine (réelle ou fantasmée) du 1er mai aujourd’hui révèle à quel point ce dernier pèse dans le calendrier national. Par ailleurs, l’interdiction de manifester pour le 1er mai 2020 (pendant un confinement stricte dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire), une décision rare sous la Vème République mais toujours planante car dans les mains de l’exécutif, a rappelé aux citoyen.ne.s l’importance de l’espace public et du sentiment d’appartenance qui peut en émaner.
Sources:
> Pigenet, Michel, Tartakowsky, Danielle, Dir., Histoire des mouvements sociaux en France de 1814 à nos jours, La Découverte, Paris, 2012, 800pp.
> Dewerpe, Alain, Le monde du travail en France 1800-1950, Cursus Histoire, Armand Colin, Paris, 1998, 170pp.
> Dixmier, Michel, Duprat, Annie, Guignard, Bruno, Tillier, Bertrand, Quand le crayon attaque, « Images satiriques et opinion publique en France, 1814-1918 », Autrement, p. 157-158.
> Marchand, Olivier, “50 ans de mutations de l’emploi”, INSEE Première, n°1312, INSEE, 29/09/2010. (https://www.insee.fr/fr/statistiques/1283207)
> Leprince, Chloé, Robert, Pierre, “De Charonne à la loi travail, une brève histoire de manifester”, France Culture, 22/06/2016. (https://www.franceculture.fr/histoire/de-charonne-la-loi-travail-une-breve-histoire-du-droit-de-manifester)
> Ancéry, Pierre, “Le Premier mai sanglant de Fourmies”, Retronews, Bnf, 30/04/2017. (https://www.retronews.fr/catastrophes/echo-de-presse/2017/04/30/le-premier-mai-sanglant-de-fourmies)
> Snégaroff, Thomas, “Comment Jeanne d’Arc a été privatisé par le FN, 1985-2015”, Radio France, 24/04/2015. (https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/histoires-d-info/comment-jeanne-d-arc-a-ete-privatisee-par-le-front-national-1985-2015_1776401.html)
> Blanc, William, “Jeanne d’Arc, personnage autrefois endossé par les féministes”, Retronews, Bnf, 17/04/2019. (https://www.retronews.fr/societe/long-format/2019/04/17/jeanne-darc-et-les-feministes)
> Futura Sciences, “Pourquoi y-a-t-il la fête de Jeanne d’Arc à Orléans ?” (https://www.futura-sciences.com/planete/questions-reponses/tradition-y-t-il-fete-jeanne-arc-orleans-5386/)
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